Récemment, nous avons préparé quelques animations d'éducation aux médias et à l'information (EMI). Voici notre démarche !

Cet article détaille le processus de création de l'animation. Pour accéder directement au déroulé de l'animation et aux différents supports qui vont avec, rendez-vous sur le Wiki.

La Science des rumeurs

Nous avons adapté une expérience menée par le chercheur en comportement des foules et intelligence collective Mehdi Moussaid, qui est également derrière la chaîne YouTube Fouloscopie. En juillet 2022, il publie une vidéo sur sa chaîne intitulée 4 expériences sociales pour comprendre les RUMEURS, dans laquelle il présente des expériences et des résultats importants concernant la propagation d'informations. Il publie également un article vulgarisant les éléments scientifiques régissant tout ceci. Mehdi cite notamment Frederict Bartlett, psychologue, comme premier chercheur ayant travaillé sur les chaînes de transmission, qui publie en 1932 ses travaux dans un livre, Remembering: A study in experimental and social psychology.

En quelques mots, l'expérience vise à mettre en évidence qu'au cours d'une chaîne de transmission — une personne relate une information à une autre, qui à son tour la raconte à une autre, et ainsi de suite — l'information subit de la simplification et de la distorsion. La simplification intervient car il est difficile de se remémorer tous les éléments de l’histoire après ne l’avoir entendue qu’une seule fois. Lorsque l’on nous présente des informations incomplètes, on a également tendance à vouloir combler les trous, et à réinventer certains points. De même, si une information nous dérange, on a tendance à la changer pour quelque chose qui nous est plus familier. De cette volonté de réduire notre dissonance cognitive provient la distorsion de l'information. Dans un réseau social, des études ont montré qu’après 3 transmissions environ 50% des informations sont perdues. La distorsion y est également amplifiée lorsque les individus d’une chaîne de transmission partagent les mêmes préjugés : la dynamique conduit à un renforcement du point de vue dominant du groupe.

Graphe montrant la courbe de simplification qui décroît et la courbe de distorsion qui croît, en fonction de la profondeur dans la chaîne
Graphe type que l'on souhaiterait obtenir à la fin de l'expérience. Le nombre d'informations correctement rapportées décroît (simplification) tandis que le nombre d'informations modifiées ou inventées croît (distorsion). Même si le résultat est attendu, l'expérience va nous permettre de le vérifier et de le quantifier.

On organise une dizaine de participants en ligne. Le premier de la ligne s'avance vers l'animateur, qui raconte une histoire. Puis, elle retourne raconter l'histoire à la deuxième personne de la file, qui la raconte ensuite à la troisième personne, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la ligne. Durant ces échanges, l'animateur doit tracer le devenir des informations. Avant l'expérience, on extrait de l'histoire une liste d'informations clés. Durant la narration, on note dans un tableau si chacune de ces informations sont présentes, modifiées ou absentes. On note également les nouvelles informations, introduites et inventées par les participants. Pour notre objectif de quantification de la distorsion, une information inventée compte comme une information modifiée.

Capture d'écran de tableau Excel
Extrait d'un tableau de suivi des informations. Les informations correctement rapportées sont notées avec un 2, mal rapportées avec un 1, non rapportées avec un 0.

Ces données permettent de tracer le graphe présenté ci-dessus : on présente le nombre d'informations correctement rapportées au cours de la chaîne, ainsi que le nombre d'informations modifiées ou inventées. Si la théorie est valide, on obtient un graphe proche du graphe type.

Préparation des histoires

Le déroulé étant assez clair, le gros du travail pour adapter cette expérience consiste à préparer des histoires et à en extraire des informations clés. Ce choix n'est pas anodin. Déjà, il introduit un biais dans les résultats que nous allons obtenir. Par exemple, le contexte culturel d'une histoire joue un rôle majeur : pour un texte reposant sur une culture différente de la nôtre, la mémorisation sera plus complexe et des éléments seront modifiés pour les ramener vers notre culture. L'autre enjeu est celui de la compréhension. En faisant cette expérience avec des participants jeunes, le vocabulaire et la structure du récit sont deux obstacles qui entravent l'accès aux phénomènes que l'on veut mesurer. Nous devons donc veiller à les minimiser.

Pour se faire une idée, nous avons commencé par transcrire l'histoire de la vidéo de Fouloscopie. Elle est adaptée d'un conte des Mille et Une Nuits, pour se placer dans un contexte culturel différent. Certains éléments sont modifiés pour accentuer ce décalage, comme le changement d'un marchand pour une marchande. Le récit tient en 256 mots, ce qui est court, mais est très dense en informations. Le tableau de suivi commence avec vingt-trois informations clés à retenir, soit une pour onze mots. Après un test avec une dizaine d'adultes, le texte est déjà plutôt complexe.

Nous avons donc essayé de trouver des histoires plus simples. Pour cela, nous avons adaptés des histoires d'albums jeunesse ou de contes pour enfants, en simplifiant au maximum les tournures de phrases ou le vocabulaire, et en réduisant le nombre de mots total. Après un test avec une dizaine de CM2 (10-11 ans), ces textes restent difficiles d'accès dans les conditions de l'expérience. Ainsi, pour simplifier au maximum, nous avons également essayé en racontant nous-même l'histoire, avec nos mots, à partir de la seule liste des informations clés. Cette méthode aura donné le meilleur résultat, la compréhension initiale est bien meilleure, ce qui permet à l'histoire de perdurer un peu plus longtemps.

Retours d'expérience

À ce jour, nous avons réalisé trois fois cette expérience, une fois avec une dizaine d'adultes, une fois avec une classe de CM2 et une fois avec une classe de CE2. À chaque fois, l'effet de simplification était très important. L'effet de distorsion a également été ressenti, dans une moindre mesure.

Aux adultes, nous avons raconté l'histoire de Bent Kassima, telle que narrée dans la vidéo de Fouloscopie. Beaucoup d'informations ont été perdues rapidemment, du fait de la complexité de l'histoire. Aux vingt-trois unités d'information initiales, dix-huit se sont rajoutées, inventées par les participants. Nous avons bien retrouvé les courbes de simplification et de distorsion attendues.

Aux enfants, nous avons raconté une histoire simplifiée adaptée d'un conte, Le renard et le tigre. Les élèves étaient timides bien que motivés, nous avons veillé à ce qu'ils prennent leur temps et s'approprient l'histoire qui leur est racontée. L'effet de simplification a bien marché. L'effet de distorsion un peu moins. Certes, un groupe a par exemple renversé l'histoire, en faisant du renard le prédateur du tigre — alors que l'histoire originale commence par le tigre qui souhaite manger le renard — mais peu de nouvelles informations ont été introduites. Vers la fin, l'histoire était racontée en une trentaine de secondes.

Graphes obtenus pour trois groupes d'âges différents

Dans le temps restant avec les participants, nous avons fait quelques expériences de mime, plus simples et plus rapides, en s'inspirant de la méthode décrite dans la vidéo de Fouloscopie. Pour que cela s'enchaîne rapidemment, il faut prévoir en amont quelques scénettes à mimer !

En conclusion

L'animation n'est pas trop complexe à mener et le résultat est impactant. Nous la referons certainement. À noter que nous nous gardons de décrire cela comme une expérience valable scientifiquement : nous en suivons la démarche, mais n'allons pas au bout afin de garder un aspect plus ludique. Notamment, nous pouvons citer plusieurs biais évidents dans notre approche :

  • le choix de l'histoire n'est pas anodin, implique un contexte culturel déterminant pour les résultats,
  • la définition des unités d'information est arbitraire et détermine les résultats,
  • l'animateur qui écoute les histoires juge de la qualité du rendu de l'information pour décider s'il est complet, partiel ou nul ; son jugement peut être remis en question,
  • le fait de devoir analyser en direct ne laisse pas de temps de correction à l'animateur.

Une autre expérience que nous aimerions tester est celle des cascades de propagation. Après avoir raconté l'histoire à un seul participant, ce dernier doit la transmettre à tous les autres, à voix basse. Les participants devront donc se structurer pour diffuser l'histoire efficacement, et cette structure influe sur la rapidité de diffusion ainsi que sur la qualité des informations transmises. Plus de détails sont fournis dans l'article de vulgarisation décrit en amont, et peut-être tenterons de la réaliser dans le futur.

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